Comment l’extrême droite mobilise le numérique pour accélérer sa bataille culturelle 

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#Tendances

Cela fait plusieurs mois qu’on garde dans nos cartons un article dédié à la fachosphère en ligne. On attendait d’avoir un peu plus de temps pour l’éditer et le diffuser. C’était sans savoir le terrible écho qu’il prendrait quelques semaines plus tard. 

Élections européennes préoccupantes, dissolution de l’Assemblée nationale, percée de l’extrême-droite aux élections législatives et explosion des appels à la haine dans l’espace public physique et numérique…

Alors après le soulagement du 7 juillet au soir, on a voulu revenir sur les techniques de mobilisation du RN, les mettre en perspective pour mieux les comprendre et les combattre. Décryptage avec Julien Giry, chercheur en sciences politiques et spécialiste (entre autres) des droites radicales, nationales et identitaires. 

Nos clients (collectivités, institutions publiques) témoignent d’un sentiment de progression de la fachosphère en ligne. Comment expliquer cette prolifération ? Qu’est-ce qui se joue en ligne ? 

Julien Giry : “Il est crucial de comprendre que l’extrême droite a, avant même d’espérer conquérir le pouvoir, besoin de gagner une bataille d’ordre culturel. Pour l’extrême droite, il faut travailler à la fois le champ politique et les opinions. La conquête du pouvoir politique passe par la conquête du pouvoir culturel, de l’hégémonie culturelle – c’est-à-dire : imposer durablement ses thématiques, son cadre, ses mots… Bref son positionnement dans dans l’opinion publique. Le digital est un outil au service de cette bataille culturelle.”

LeMonde.fr a décrit récemment le temps d’avance pris par l’extrême droite dans l’usage de l’intelligence artificielle (notamment pendant la campagne des législatives). Si on prend un peu de recul sur l’histoire de l’extrême droite, dirais-tu que le numérique a accéléré la diffusion de ses idées ? 

Julien Giry : “Ce phénomène d’appropriation des médias émergents par l’extrême droite n’est pas nouveau. Si on revient un peu en arrière, les radios libres ont été les premières à être investies par l’extrême droite au niveau local mais aussi au niveau national. C’est notamment après l’élection de François Mitterrand, au début des années 80, que des premières radios se créent comme Radio Solidarité (1981) pour l’extrême droite en France. 

Rappelons que l’extrême droite avait déjà considérablement investi dans le Minitel. Le Front National avait créé un compte 3615 FN. C’est le premier parti politique à utiliser cette nouvelle façon de communiquer en direct avec les électeurs potentiels. Dans les années 80, la visibilité médiatique du Front National était assez limitée mais le Minitel offrait déjà une solution de désintermédiation, c’est-à-dire de contact direct sans la médiation des journalistes ou d’autres intermédiaires.”

Le temps d’avance avait donc été pris assez tôt…

Julien Giry : Oui, dès 1994, le FN est le premier parti de France à lancer son site web. Le numérique, l’apparition de l’internet contributif, a été quelque chose de très important pour cette communauté et notamment avec l’essor de YouTube en 2006. Le FN, qui était alors un peu “blacklisté” par les médias traditionnels, a vite compris les possibilités que cela offrait. Cela explique ensuite l’émergence de nouveaux Youtubeurs comme Papacito (dont la chaîne YouTube à été fermée par la plateforme le 9 juin 2023), LeRaptor (700 K abonnés sur YouTube) qui maîtrisent l’ethos du réseau (la ‘gamification’, le clash, les ‘punchlines’…) et ont une compréhension fine de l’outil. 

Le numérique ouvre des possibles car la parole y est difficilement régulable et donc plus libre. Cela a permis à des grands médias d’extrême droite d’émerger et de consolider leur notoriété comme Égalité et réconciliation par Alain Soral, Riposte Laïque, Fdesouche, TV Liberté…”

On parle souvent de “raids” sur X (ex-Twitter) en reprenant la métaphore militaire d’une attaque très rapide d’un territoire ennemi. Est-ce qu’on pourrait s’arrêter sur ce phénomène et son fonctionnement ? 

Julien Giry : “Il y a un principe d’e-mobilisation avec cette stratégie de ‘raids’. La sociologie de X (ex-Twitter) est particulière, ce n’est pas une miniature de la société et il faut toujours le garder en tête. Ce sont des minorités actives et agissantes présentes au niveau national, voire européen, qui se coordonnent pour mettre en place des stratégies de buzz qui sont minimes par rapport à l’opinion mais qui peuvent effectivement prendre une grande ampleur. Les individus se suivent les uns les autres, créent des groupes avec des individus qui se retweetent, qui se ‘pushent’ ou qui se désignent des cibles communes (cyberharcèlement, stratégie de ‘bashing’…). C’est cette organisation et le fonctionnement de l’algorithme X (friand d’interactions et donc de ‘clash’) qui va permettre une démultiplication de la portée des messages. Mais attention ne faut pas sur-catastropher ce qu’il se passe sur Twitter car sinon on peut parler d’effet de loupe.

Justement, c’est souvent compliqué pour les communicant.e.s de trouver la juste posture. Faut-il répondre au risque de leur donner trop d’importance ? Faut-il ignorer au risque de leur laisser le terrain libre ? 

Julien Giry : “Je crois que quand on est sur X (ex-Twitter), c’est beaucoup plus difficile de répondre car c’est un public qui est beaucoup plus hostile et beaucoup plus engagé. Si on répond aux haineux ça ne fera qu’alimenter la machine. Répondre à côté, sur un autre support pour un autre type de public, c’est plus facile et plus habile. Cela permet d’éviter la confrontation directe avec le public identitaire et de nourrir les trolls. 

Il y a un premier effet loupe avec les ‘raids’ Twitter et un deuxième effet de loupe avec la médiatisation. On peut citer l’exemple du hashtag #jeanmicheltrogneux qui est devenu #1 des tendances le soir du 13 décembre 2021. Derrière ce hashtag, on trouvait quelques milliers de tweets qui répandaient la rumeur que Brigitte Macron était un homme. En réalité, ce n’était en fait qu’environ 400 comptes qui se retweetaient entre eux. Le lendemain, c’était déjà fini, cela aurait pu rester un non-évènement mais il y a eu un relai de cette information de la part des médias nationaux. 

En se posant la question de ce qu’il se passe sur Twitter, les médias nationaux accordent de la visibilité au sujet comme si c’était quelque chose de très important au point que Brigitte Macron s’est retrouvée à prendre la parole au 13h de TF1 pour démentir cette rumeur. Sur X (ex-Twitter), ce sont des petites tempêtes passagères auxquelles il faut, certes, être attentif, mais dont il ne faut pas surinterpréter la nature. 

Dans ce cas, même le processus de fact checking participe à la médiatisation négative et à la polarisation et finalement avoir fait l’objet d’un fact-checking devient un fait de gloire pour certains. Des militants nous ont déjà confié dans des entretiens : ‘Contrairement à d’autres, je suis un vrai opposant car j’ai été fact-checké 25 fois et j’ai été exclu de YouTube’.”

Selon toi, quelle est la part de responsabilité des algorithmes dans cette expansion de la fachosphère ? 

Julien Giry : “Rappelons-nous que dans les phénomènes sociaux et économiques, il n’y a jamais qu’un seul facteur. Ce n’est pas uniquement la désinformation qui fait que le Rassemblement national fait 33 % au 1er tour des législatives. Ce n’est pas non plus uniquement la désinformation qui fait que Trump a été élu en 2016, Jair Bolsonaro en 2018 ou que les Britanniques ont voté le Brexit en 2020. Il y a aussi des éléments de justice, de ras-le-bol ou d’échecs politiques. 

Pour autant, il faut reconnaître qu’il y a une sorte de bonus algorithmique aux contenus qui  portent une charge émotive, de la colère, de l’indignation (donc des contenus polarisants). C’est assez difficile à généraliser car les réseaux sociaux ne veulent pas ouvrir leur API (interface de programmation d’application) donc c’est un peu une boîte noire. Cela dit, on sait que les tweets haineux circulent beaucoup plus vite que les informations positives et ‘neutres’ même si les plateformes s’engagent régulièrement à faire des progrès.”

On a l’impression que d’autres groupes politiques ne parviennent pas à être aussi visibles. Pourquoi ?

Julien Giry : “Du côté de l’extrême gauche, il y a beaucoup de petits comptes de petits médias ou d’influenceurs qui parfois, au nom d’une pureté idéologique ou radicale, n’arrivent pas à se rassembler, à se coordonner et à mettre en place ce genre des stratégies comparables à celles de l’extrême droite. Cette culture d’organisation est beaucoup moins présente à gauche, c’est une structure plus petite, moins rassembleuse. Enfin, l’investissement des réseaux socionumériques par les gauches est bien plus récent que du côté des droites extrêmes. Grande organisation ou actions plus disparates, les cultures politiques sont différentes et ne bénéficient pas de la même mise en valeur de la part de l’algorithme.”

Un grand merci à Julien Giry d’avoir répondu à nos questions. Pour prolonger la réflexion,  on vous recommande cet article d’Usbek & Rica qui décrypte ce que les images générées par l’IA racontent de la fachosphère. 

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