Dans les coulisses de 24X36, une initiative collaborative qui donne des couleurs au Nouveau Front Populaire

Article publié le
#Tendances

Quelques heures après l’annonce de la création du Nouveau Front Populaire, de nombreux internautes saluent l’initiative sur les réseaux sociaux à l’aide de visuels très colorés et souvent humoristiques. Les paroles d’une chanson d’Aya Nakamura détournée contre Jordan Bardella, la figure de Léon Blum transformée en icône de pop culture… Quelles que soient nos convictions politiques, nous n’avons pas pu échapper à ce phénomène qui a largement contribué à faire connaître mais aussi à populariser le Nouveau Front Populaire. “Les artistes soutiennent le Front Populaire 2024” pouvait-on lire en bas à gauche des affiches. Une aubaine et un joli coup de com’ pour une coalition politique fraîchement sortie de terre après de longues années d’atermoiements. 

Derrière ces nombreuses affiches virales, se cache un site : 24X36.art, lancé par deux designers indépendants, Geoffrey Dorne et Mathias Rabiot. Comment ce site sobrissime a-t-il émergé et pourquoi ? Comment expliquer le succès de cette initiative citoyenne et que nous enseigne-t-il ? Mathias Rabiot nous en raconte les coulisses et se joint à nous pour cette analyse. 

Affiches issue du site 24X36

Peux-tu nous raconter la naissance de 24X36 ? 

Mathias Rabiot : “C’est venu étrangement un matin après les résultats du 1er tour des législatives. Je me réveille à 4h45, avec l’association de chiffres 24×36 dans la tête. Je ne sais pas pourquoi. C’est un mélange entre 2024 et 1936, année d’élection du Front populaire. Ce chiffre revient en boucle dans mes pensées et je m’aperçois subitement que 24X36 c’est aussi un format d’affiches, de photos. Là, le plan m’apparaît très clairement : on va faire une plateforme en soutien au Nouveau Front Populaire, on va mettre en ligne des affiches et ça va s’appeler 24X36.”

C’était la première fois que tu te lançais dans ce type d’initiative engagée ? 

Mathias Rabiot : “Non, en 2002, j’avais fait une affiche contre le Front National qui avait bien circulé jusqu’à être reprise par Libération. En 2004, j’avais réitéré l’exercice avec une affiche cette fois contre la guerre en Irak. Quand on est jeune graphiste, on apprend vite le pouvoir des images et les événements forts de l’actualité sont des occasions intéressantes d’expérimentation. Le dernier moment qui m’a particulièrement marqué en la matière c’est les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre. Il y avait un besoin très fort d’expression. Les artistes produisaient des images et l’art était une façon de transformer l’anxiété en quelque chose de salvateur.”

Revenons à 24X36, comment s’est passé le lancement du site concrètement ? 

Mathias Rabiot : “J’étais sous l’eau et j’ai pensé à mon ami Geoffrey Dorne, designer et militant. À ce moment-là, je me sentais surmené. Je venais de partir me mettre au vert pour quatre jours et ma bulle venait d’éclater avec les élections. Je ne dormais plus et je sentais qu’il fallait que je m’associe à quelqu’un pour porter ce projet sans m’épuiser. Geoffrey s’est montré très enthousiaste mais aussi raisonnable. Il m’a dit très vite ‘l’idée est top, j’y crois mais on fait ça simple. Si ça marche, on améliorera, si ça marche pas c’est tant pis on aura essayé.’ Il a rationalisé les choses et il a lancé une page HTML avec un formulaire PHP, simple et efficace.”

Comment les choses se sont réparties entre vous ? Quel était son rôle ? 


Mathias Rabiot : “On a travaillé en duo sur le projet. Geoffrey est designer et créatif codeur. Il a mis en place la plateforme et pendant qu’il faisait ça, j’ai sorti les 15 premières affiches en 24 heures. Les idées me venaient en flux ininterrompu et je couchais ça sur mon carnet. On a lancé ça avec beaucoup de sobriété : du texte, de la couleur. Il y avait une sorte d’urgence qui m’a beaucoup inspiré. C’est ce qui a permis de faire le premier lot d’affiches, de montrer que le site était déjà prêt à l’emploi.”

Comment sont arrivées les premières contributions ? Est-ce que ça a tout de suite pris ? 

Mathias Rabiot : “Oui, on a été impressionné par la réactivité des gens. En trois ou quatre jours, j’avais filtré 2 500 affiches reçues et publié environ 15 % d’entre elles. Les autres, je les ai sauvegardées et mises de côté. Geoffrey recevait les images par e-mail et je les triais dans le répertoire FTP. J’avais mis en place une méthodologie de validation par niveaux pour être plus efficace dans la sélection et la mise en ligne des affiches.”

Il y a effectivement une démarche de sélection et donc un parti pris éditorial sur le site. Comment s’est faite cette modération des affiches ? Sur quels critères ? 

Mathias Rabiot :  “Ce processus de sélection est toujours délicat et a sa part de subjectivité. Globalement, les cinq premiers jours je n’ai pris que des images positives, des affiches qui appelaient à une adhésion plus qu’à une opposition. On ne voulait pas d’images de haine ou qui soient focalisées sur une opposition au RN dans des termes violents. On voulait exprimer de l’espoir et de l’optimisme. On a reçu énormément d’images associant le RN au nazisme avec des propositions graphiques parfois très violentes, or il fallait selon nous trouver un équilibre entre fond et forme. Les premières images contre le RN que nous avons diffusées avaient une esthétique très réussie et une conception-rédaction intelligente comme ‘Contre vents et Marine’ ou ‘Herr Jordan’.”

“Au-delà de ça, je cherche aussi dans la sélection des affiches à créer un équilibre entre les différentes propositions pour qu’on retrouve à la fois de l’illustration, de la photo, des jeux de typo et que tout ça se complète.”

C’est intéressant que tu parles d’esthétique car quand on se connecte sur 24X36.art, on comprend immédiatement qu’il y a une certaine homogénéité graphique qui se dégage de ces créations. La plateforme est contributive, ouverte à des milliers de propositions et pourtant, ces affiches forment un tout et présentent une réelle unité graphique. Comment s’explique-t-elle selon toi ? Est-ce le résultat d’une sélection volontaire de votre part ou est-ce lié à une utilisation spontanée par les contributeur.rice.s de la charte graphique du Nouveau Front Populaire ? 

Mathias Rabiot : “En fait, il y a quelque chose de très intéressant derrière tout ça, c’est le pouvoir de la suggestion. On a fourni sur le site un petit kit de conception d’affiche qui contenait : un gabarit avec des fichiers aux bons formats, un bloc intégrant la signature et le logo de la plateforme 24X36, une gamme de couleurs (qu’on a élargi au fur et à mesure) et le logo du Nouveau Front Populaire vectorisé. On a jamais obligé personne à utiliser ces éléments mais c’était présent dans le fichier comme une invitation, une suggestion. Nous nous étions nous mêmes inspirés des éléments graphiques que le Nouveau Front Populaire venait de diffuser. Et puis, au-delà de ce kit, je pense que les 15 premières affiches qu’on avait créées pour le site ont donné le ton. Les gens ont vu qu’on pouvait créer des images avec des jeux de mots très simples du type ‘Liberté, Égalité, Beyoncé’… En voyant ces exemples pratiques, ils se sont sûrement dit que c’étaient à leur portée.”

J’aimerais à présent avoir ton regard de professionnel sur cette initiative. Pour le communicant que tu es (Mathias est également directeur de l’agence graphique Graphéine), qu’est-ce que 24X36 dit de la place du digital dans les stratégies de mobilisation citoyenne ? 

Mathias Rabiot :  “Selon moi, le plus important dans tout ça, ce n’est pas l’outil. Ce qu’on a fait avec 24X36 c’est presque du digital d’il y a 20 ans. On a travaillé de façon anachronique sur un format de communication ancestral qui est l’affiche. Je suis vieux (rires) donc il faut prendre en compte mon propre usage du digital. Probablement que si j’avais 25 ans aujourd’hui, j’aurais produit des visuels sur Instagram, mais je pense que le format n’est pas important. Ce qui compte c’est le message.”

Certes, mais je trouve qu’il y a un détail intéressant dans ce format traditionnel de l’affiche : il est vertical et cela a dû contribuer à sa viralité. Si l’affiche avait été dans un format horizontal, elle aurait sans doute été moins facile à partager en “story” et sur mobile. Tout cela a dû jouer dans la diffusion, tu ne crois pas ? 

Mathias Rabiot : “Effectivement, on sait qu’Instagram a joué un rôle important pendant les élections européennes et législatives et tu as raison ce détail de format a son importance. J’avais au départ créé deux gabarits d’affiches sur le site : un format horizontal et un format vertical. Après quelques heures de tests, je me suis dit que ce serait plus efficace d’avoir un seul format. Cela me simplifiait les choses pour l’édition du site, pour l’unité des affiches… Et quand j’ai commencé à tester le site développé par Geoffrey sur mon téléphone j’ai vu à quel point le format vertical fonctionnait bien.”

Ce que je trouve intéressant dans cette initiative, c’est aussi sa très grande simplicité à l’heure où l’on défend chez Leksi une plus grande sobriété dans les stratégies de communication. URL très courte, site simplissime… Ce site est la preuve qu’on peut concevoir une stratégie digitale sobre ET virale. 

Mathias Rabiot :  “Oui et je dirais qu’il y a un autre élément intéressant dans la conception sobre qu’on a fait de ce site : c’est le mode d’affichage aléatoire choisi. On aurait  pu faire un affichage par ordre chronologique ou par thème. Cela agaçait parfois ma compagne qui avait du mal à retrouver une affiche qu’elle avait appréciée. Mais si la liste avait toujours été la même je pense que le site n’aurait pas eu le même succès. Cela a pu aider à lire, à relire et à découvrir les affiches différemment. Certaines fonctionnent au premier regard, d’autres nécessitent d’être apprivoisées dans le temps et se comprennent à la deuxième ou troisième lecture.”

Une dernière question pour conclure : est-ce que tu penses qu’il y aura une suite à tout ça. Est-ce que tu as été sollicité pour ça ? 

Mathias Rabiot :  “On a reçu un e-mail d’un chercheur qui souhaiterait analyser ce corpus d’affiches. On a pas eu le temps de s’en parler avec Geoffrey mais on pensait aussi à une exposition ou à un bouquin. Ces images ne nous appartiennent pas mais elle sont signées 24X36.art et elles témoignent d’un moment de mobilisation citoyenne important. Il y aurait une analyse sémiologique passionnante à faire de tout ça.”

Un grand merci à Mathias Rabiot d’avoir répondu à nos questions.

Dans la même catégorie

#Tendances

Comment l’extrême droite mobilise le numérique pour accélérer sa bataille culturelle 

Lire l'article

#Tendances

Autopsie de Twitter et d’une certaine utopie

Lire l'article